Sur la ligne de départ, ils sont trois, avec des arguments avancés dans leurs albums respectifs mis sur le marché au même moment : Koffi Olomide, Fally Ipupa et Ferré Gola, acteurs majeurs de la musique congolaise, se livrent une compétition par CD interposé. Passage en revue de leurs forces et faiblesses.
Un fauteuil pour trois. Depuis la disparition de Papa Wemba , l’an dernier, la musique rd-congolaise n’a plus véritablement de roi, de leader incontestable et incontesté comme pouvait l’être ce personnage emblématique révélé à l’échelle internationale par le Britannique Peter Gabriel à la fin des années 80. Une certaine logique voudrait sans doute que Koffi Olomide, 61 ans, considéré depuis longtemps comme son concurrent principal, soit son successeur.
Celui qu’on surnomme Le Grand Mopao a quelques faits d’armes qui plaident pour lui, même s’ils se conjuguent essentiellement au passé. Il est notamment le premier artiste africain à s’être produit à Bercy, la plus grande salle de spectacle parisienne (17000 places), lors du « concert du siècle » en février 2000, alors qu’il était au sommet de sa notoriété. Son groupe Quartier latin n’est ni plus ni moins qu’une école de formation par laquelle sont passés bien des musiciens, chanteurs, danseurs, comme l’a été aussi en son temps au Congo l’OK Jazz de Franco, par exemple.
Ceux qui sont désormais en mesure de lui faire de l’ombre, voire de contester sa suprématie à défaut de le renverser, ont d’ailleurs gagné leurs galons en faisant leur apprentissage à ses côtés. Deux noms sortent du lot : Fally Ipupa, 40 ans, et Ferré Gola, 41 ans. Il leur a fallu du temps pour s’émanciper complètement. Plusieurs albums. Depuis une dizaine d’années, chacun affine sa signature musicale. Fourbit ses armes. Décoche des piques. C’est ainsi que fonctionne le monde musical congolais depuis plus d’un demi-siècle, rongé par les luttes fratricides, explosant sous le coup des provocations verbales incessantes. Un spectacle permanent, savamment entretenu, terreau de toutes sortes de rumeurs, avec des lignes de fracture qui se prolongent jusque dans le public, où partisans et adversaires s’invectivent comme il se doit !
Au pays de la rumba, les grands chefs se disputent le trésor national
Avec le scénario qui se dessine aujourd’hui, la dramaturgie va être portée à son comble. Car on prête à Fally Ipupa et Ferré Gola une rivalité exacerbée, réelle ou fantasmée, remontant à leur passage au même moment dans Quartier latin. Le patron aurait habilement joué l’un contre l’autre, choisissant le second pour remplacer le premier à la tête de l’orchestre, puis le sanctionnant et renversant les rôles… Parfait dans son habit de parrain, Koffi doit toutefois faire face à de violentes attaques, frontales et répétées – en particulier sur les réseaux sociaux –, liées à son comportement à l’égard des femmes. Les affaires judiciaires concernant les violences et accusations de viols sur ses danseuses choristes s’enchainent depuis des années, en France et dans son pays, et lui ont même valu un passage en prison l’an dernier. Lorsqu’il avait sorti son album 13e apôtre en 2015, le chanteur un temps surnommé « Benoit XVI » avait laissé entendre qu’il s’agissait du dernier. Ressort de communication ? Deux ans plus tard, le revoici avec
Nyataquance et des kilomètres de libanga (entre la dédicace et le name dropping ) dès le premier des dix morceaux, des chansons calibrées pour son public congolais. Efficaces, surtout quand la guitare, forcément congolaise, prend le pouvoir comme sur Charisme . Pourtant, tout semble conçu dans une certaine routine, sans envie de prouver. Koffi ferait-il du sur-place ?
Le contraste avec le triple album
QQJD (pour « Qu’est-ce que j’avais dit ») de Ferré Gola est saisissant, bien que la recette musicale soit très similaire : pas seulement parce que « Le Padre » affiche ses ambitions en termes quantitatifs avec 33 morceaux mais aussi parce que cette générosité transite à travers une production plus soignée, tout en demeurant destinée à ceux qui ont l’habitude de la rumba congolaise du 21 siècle.
Face à eux, Fally Ipupa a pris une autre option, en changeant de terrain pour s’illustrer. Surprise ? En 2013, le chanteur avait signé un contrat avec un des principaux labels d’Universal, pour conquérir le marché français, et on pouvait donc s’attendre à ce que l’album suivant corresponde davantage à des formats occidentaux. Mais peut-être pas à ce point ! Tokooos est aussi proche de la rumba congolaise que le dernier CD de Magic System l’est du zouglou ivoirien : dans les deux cas, souvent, seule la façon de chanter a résisté au grand chambardement. Autour, l’environnement musical a été revu de fond en comble. Objectif tube, avec les beats et les feats qui vont bien : Booba, sa protégée Shay, MHD, la star américaine du r’n’b R. Kelly, le Nigérian Wizkid, devenu en quelques années la sensation de la scène africaine anglophone…
Tout semble avoir été calculé pour que Fally Ipupa accède enfin à un autre stade de notoriété: qu’il soit détaché de son tropisme musical pour exploiter son essence artistique. Une autre version de l’aliénation du travail !
BERTRAND LAVAINE/ RFI