À S.E.M. Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo
Président de la République démocratique du Congo
Monsieur le président,
C’est à mon corps défendant que je vous adresse cette lettre. C’est bien téméraire de ma part venir attirer votre attention sur les débordements de la commission de censure de la musique, bien que le sujet puisse paraitre anodin, mais sa portée est plus vaste, car elle porte sur la liberté d’expression, la corruption, et l’abus de pouvoir. Des choses qui n’ont pas leur place dans un état de droit. Les agissements de la commission de censure accablent toute la communauté artistique et plus particulièrement les musiciens. Pour que je vienne auprès de votre haute autorité avec ce problème, c’est qu’il doit être bien grave ; les politiques de la commission, plusieurs fois déplorées, ne sont en effet rien d’autre qu’acharnement et restriction de la liberté d’expression.
Monsieur le président,
Il est aujourd’hui d’une impérieuse nécessité de réexaminer les attributions, les compétences et les interventions de ladite commission de censure dont l’arrêté portant sa création date de plus de cinquante ans. Dans un monde qui a connu d’importantes mutations, dans un pays qui se bat pour le changement, où nos grands-parents, pères et mères, vieux et jeunes ont milité / militent depuis la colonisation jusqu’à ce jour, pour plus de liberté, une telle police est un écueil à l’état de droit, tout en constituant une atteinte grave aux lois fondamentales de la République.
Il est temps, Monsieur le président, de simplement supprimer de toutes les lois, structures, organisations dont l’existence ne cadre pas avec les aspirations actuelles de la majorité de la population congolaise : vivre dans un état de droit où la liberté n’est pas un vain mot. Je parle ici d’une loi mise en place en 1967, ce qui fait d’elle, un instrument de la 2ème république qui s’est caractérisée par le pouvoir totalitaire, le contrôle accru des libertés et de la pénalisation de l’expression démocratique. Dans son essence, l’arrêté ministériel 225 du 23/08/1967 portait des gênes liberticides. A ce jour, la commission de censure est un de ces oripeaux qui ternissent l’image de votre magistrature.
Monsieur le Président,
Parlons de la censure : rien que le mot pourrait faire retourner dans leurs tombes les fervents combattants de la liberté. Dans sa définition la plus élémentaire, nous entendons condamnation d’une opinion. C’est de la limitation arbitraire ou doctrinale de la liberté d’expression de chacun. Depuis les époques anciennes, la censure a toujours été assimilée à la dictature, à l’autoritarisme. Oui, comme elle n’est pas une nouvelle invention, encore moins congolaise, vous pouvez constater les méfaits et les graves violations de la liberté d’expression que la censure a pu causer. L’inquisition du Christ, n’était-elle pas une décision du censeur ? Jésus-Christ à son époque était aussi victime de ses opinions, qui n’allaient pas dans le sens de ce qu’était la morale religieuse de l’époque. Combien d’artistes ont décrié la censure ? Faut-il rappeler le jugement sans appel de Victor Hugo qui en a dénoncé la malhonnêteté : « la censure, c’est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale » ou Flaubert qui n’y voyait rien d’autre que « monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. »
Monsieur le président
Puisque nous ne pouvons parler censure sans parler de la liberté d’expression, et de droit tout court, la Constitution de la République nous reconnait le droit de nous exprimer sans contrainte dans le respect des lois établies. Les chartes en relation avec les droits humains que la république démocratique du Congo a ratifiées, notamment la déclaration universelle des droits de l’homme nous le garantit également.
Si les textes sont clairs, d’où viennent alors tous ces procès d’intention contre les artistes musiciens ? N’est-ce pas là une survivance des années Zaïre où le pouvoir inquiet de sa légitimité se paraît d’une autorité tortionnaire qui le poussait à tout contrôler ? Devons-nous traîner encore cet inadmissible fardeau antidémocratique alors même que dans le Congo actuel, nous aspirons au strict respect des lois ? Dans ce sens, nous nous attendons à ce que chaque individu, artiste ou non, puisse assumer ces actes devant la loi et non devant quelques apprentis sorciers.
Je me demande pourquoi nous n’allons pas censurer les prédications de nos évêques et pasteurs avant leurs messes, car certaines prédications n’ont pas toujours été en harmonie avec l’équilibre de nos bonnes mœurs, de nos us et coutumes, voire sont en violation manifeste de la loi, les accusations de sorcellerie à l’encontre des enfants étant prohibées et punies par la loi, mais cela ne choque personne. Est-ce parce que cela entre dans l’ordre de la religion ou de la morale ? Imaginons une minute que tous les programmes télé doivent être vus et validés préalablement par le conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication (CSAC), tout le monde crierait à la violation des libertés d’expression et de la presse.
Monsieur le président,
Il n’est pas question pour moi ici, de soutenir les artistes qui s’offrent une légèreté dans leurs chansons, ou encore défendre des chansons qui lèsent les bonnes mœurs. Mais il s’agit plutôt de dénoncer un mécanisme qui va en violation de la loi. Je voudrais juste que l’on interroge le droit. Les artistes ne sont ni meilleurs ni pire que le reste de la société ; les vrais problèmes de la dépravation des mœurs et les vraies solutions sont ailleurs. Nous devons prendre le courage de nommer l’innommable, bien que nous soyons en face d’une chose hautement honteuse qui touche sensiblement au prescrit de la loi.
Pour qu’une quelconque chanson à caractère immoral faisant outrage public aux bonnes mœurs soit qualifiée d’infraction, elle doit tout d’abord être rendue publique comme le stipule la loi congolaise dans son livre II du code pénal article 175. Il n’y a pas matière à avoir une police censurant en amont. Une infraction bien que préméditée, si elle n’est pas commise, ne peut en aucun cas faire objet d’une condamnation ou d’un jugement. S’il y a infraction, le droit devra être dit et le coupable sanctionné. Ce que nous déplorons ici, c’est de voir qu’une commission s’arroge le droit de se substituer aux cours et tribunaux. Le fait d’être sous l’égide du ministère de la justice, ou d’être composée de deux magistrats ne lui confère en rien une compétence à dire la loi, a fortiori si l’infraction est inexistante.
Monsieur le président,
Il nous faut prendre la mesure de l’imposture en regardant de près le travail honteux de ladite commission. Des décennies durant, elle n’a été maintenue en fonction par les précédents régimes que dans l’unique but d’exercer un contrôle politique et idéologique. Il y a qu’à voir que sa dernière action interdisant la diffusion de la chanson « Mama Yemo » de l’artiste musicien Karmapa.
Continuer à la garder est une atteinte à la vision d’un état de droit que vous portez devant les congolais. Car en plus de toutes les limites que j’ai évoquées, cette commission est un repère scandaleux de malversation, un antre de vice et de corruption. Au-delà du non-sens de cette commission, elle agit avec une totale iniquité. Nous pouvons nous interroger longuement sur la question mais la réponse est toute trouvée ; avec cette commission, il s’agit que de la bourse, elle ne parle que le langage des billets verts, car ceux qui passent par-là connaissent bien le prix pour qu’une chanson puisse être autorisé à la diffusion, peu importe son contenu. Voilà une autorité de surveillance et de régulation qui fait payer les personnes qu’elle est censée contrôler, n’est-ce pas là le comble de la tracasserie ?
Il est aussi important de signaler que cette commission est en violation permanente de son propre règlement. L’article 2 de l’arrêté portant sa création stipule qu’elle a pour mission de se prononcer sur la conformité aux bonnes mœurs et à l’ordre public des chansons diffusées, soit directement par les orchestres, soit par reproduction phonographique ou bande électromagnétique dans tous les lieux ouverts au public. Or nous ne pouvons ignorer qu’une œuvre enregistrée est toujours restreinte dans son espace de consommation et de diffusion par des tiers, sa fonction principale est d’ordre privé. (. (Il est vrai que c’est beaucoup plus simple d’agir à la racine et de purement et simplement interdire la chanson mais ce n’est pas le sens du texte instituant la commission)
Monsieur le président,
La censure ne peut avoir sa place dans un état épris de liberté, car l’histoire nous enseigne les époques où la censure était un outil de répression et de musellement d’opinions, et les états qui appliquent aujourd’hui encore la censure sont loin d’une démarche démocratique.
La censure est un concept à bannir tout simplement, car elle n’est que synonyme de l’autoritarisme.
Au-delà du fait que cette organisation était pensée pour réguler ou contrôler la morale collective, le constat est que le musicien congolais se trouve piégé et livré à un organe qui sanctionne sans critères réellement identifiables, mais plutôt sur les interprétations, les intentions et surtout selon le porte-monnaie. C’est pourquoi en dernier recours, je m’adresse à vous pour solliciter auprès de votre haute autorité un regard attentif et critique sur ce problème. Cela permettrait à coup sûr de rendre aux musiciens et artistes leur droit de s’exprimer sans contrainte.
Vous remerciant d’avance de l’attention que vous voudriez bien accorder à ce problème de censure des œuvres musicales en R.D. Congo, je vous prie de croire Monsieur le Président de la République, en ma sincère et parfaite considération.
Cajou Mutombo
Un congolais inquiet !