Depuis l’an 2000, le monde entier célèbre, durant trois journées consécutives soit du 6 au 8 février, la Journée internationale sans téléphone portable et smartphone. Cette célébration, selon Ribio Nzeza Bunketi Buse, professeur et chercheur en Sciences de l’information et de la communication, est l’occasion de s’arrêter pour réfléchir sur «les implications sociales» liées à l’usage du téléphone qui, de plus en plus, s’impose comme un outil indispensable dans le quotidien des humains. Entretien.
Comment comprenez-vous la démarche des Nations Unies en alignant une telle célébration dans son calendrier?
A première vue, cette démarche paraît surprenante dans la mesure où, je m’attendais à une célébration d’un média et des possibilités qu’il offre. Il y a, par exemple, la journée internationale de la radio au cours de laquelle on vante l’apport de ce média, on réfléchit et on trouve des stratégies pour le rendre de plus en plus utile à la société.
La démarche, par contre, se justifie au niveau des usages sociaux du média. En dehors des aspects élogieux et des discours panégyriques à l’égard du téléphone portable et au regard des facilités et des opportunités d’échange offertes, il y a des implications sociales liées à ses usages. Dans certains cas, des problèmes sont résolus ; dans d’autres, ils sont créés. La démarche rappelle non seulement qu’un média n’est pas bon ni mauvais mais aussi qu’il ne peut pas remplacer la communication interpersonnelle, l’interaction de face à face.
Je vois aussi cette célébration sous un angle géopolitique dans la mesure où il y a des groupes et des individus qui prônent la non-utilisation des téléphones portables au motif que certains composants essentiels dans la fabrication viennent des zones de conflits contrôlés par des groupes armés. C’est une manière pour eux de ne pas soutenir ou contribuer à entretenir des guerres.
Contrairement au diamant avec le processus de Kimberley solidement établi et ayant fait ses preuves, des dispositifs sûrs de traçabilité de certaines matières premières posent encore problème.
Pour 2019, le thème retenu est « L’Idiocracy a-t-elle sonné». Comment l’interprétez-vous ?
C’est une métaphore teintée d’un peu de sarcasme et tirée du registre cinématographique en empruntant le titre d’une comédie américaine Idiocracy de Mike Judge. Le thème indique que la course effrénée et l’utilisation sans mesure du téléphone portable, du smartphone ne rendra pas forcement les utilisateurs plus intelligents, plus humains, plus ouverts au monde. C’est une interpellation à ne pas mettre sous silence l’importance de la communication interpersonnelle, des rapports humains, des réseaux sociaux qui ne doivent pas être transférés automatiquement sur le monde virtuel, numérique.
L’interpellation va aussi dans le sens des contenus disponibles dans les téléphones portables. Les réseaux sociaux numériques attirent et concentrent l’attention dans des cercles professionnels ou familiaux à tel point que les interactions de face à face perdent peu à peu de leur intensité et de leur rythme habituels.
En tant qu’enseignant, quel rôle joue le téléphone portable dans votre quotidien?
Le téléphone portable m’aide à entrer en contact avec mon monde comme tout individu. Sur le plan professionnel, il me sert à accéder, hors bureau ou en plein auditoire, à mes courriels ou encore à vérifier les travaux pratiques envoyés par mes étudiants dans la plateforme virtuelle du cours de multimédia que j’ai mise au point. Il est un outil dissimulable qui me permet de rester en contact, de voir mes messages et de noter les éléments importants à travailler sur un ordinateur portable plus tard dans mon bureau.
Au vu de l’importance de plus en plus accrue du téléphone, pensez-vous que l’on peut se débarrasser de son téléphone et obéir au mot d’ordre des NU?
Il y a des personnes qui, par conviction ou par effet de mode, pourraient se passer de leur téléphone portable pour une ou deux journées de commémoration. Mais, je doute qu’un bon nombre de gens fassent fi de ce média pour de longues périodes ou carrément chercher à les bannir de leur vie. Le téléphone portable s’est tellement incrusté dans le quotidien pour des raisons de commodité personnelle ou professionnelle qu’il est difficile de s’en passer. J’exclue de cette catégorie des communautés qui vivent en dehors de toute modernité pour des motifs qui leurs sont propres à l’instar des Amish aux USA et au Canada. Une des raisons à ne pas se débarrasser du téléphone portable est que l’historiographie des moyens de communication nous renseigne qu’un média, au moment de sa mise au point et de son insertion sociale, crée une fascination et une adulation telles que tout le monde court vers lui par mimétisme ou par nécessité.
Les smartphones tendent à briser certaines habitudes interpersonnelles. Affirmez-vous cela?
Il y a cette tentation, effectivement, de se confier davantage à un monde virtuel avec le téléphone connecté et à donner moins de temps au monde réel, à ses proches. J’ai toujours en tête une image intéressante à ce sujet. Une famille où, sur un même lit, un père travaille sur un projet avec son ordinateur portable, la mère discute avec ses contacts dans les réseaux sociaux numériques avec une tablette, et le petit garçon qui joue avec sa console de jeux. C’est une famille sur un même espace partagé mais écartelée dans trois mondes différents. Heureusement que c’est une image fixe, sinon une vidéo nous indiquerait s’ils y ont passé combien de temps sans échanger un mot.
Un conseil aux usagers du téléphone
Abusus non tollit usum. L’abus n’enlève pas l’usage, dit-on. Les critiques négatives faites à un média ne doit pas conduire à s’en débarrasser. Un média est un outil au service de la société et des individus qui la composent. A nous de trouver les usages qui conviennent à nos objectifs tout en sachant que la communication de face à face est la première forme de communication qui ne pourrait être remplacée.
CINARDO KIVUILA